Samir Dardari : « C’est une fusion inversée entre Alstom et Bombardier ! »
La communication des entreprises Alstom et Bombardier sur le rachat de la branche transport de l’entreprise canadienne par le Groupe français Alstom suscite les plus vives inquiétudes chez les syndicats des deux constructeurs. Ces derniers ont expliqué les tenants et les aboutissants de leurs craintes, ses fondements, la logique d’un actionnariat majoritaire et les conséquences potentielles sur l’emploi à moyen terme sur le Valenciennois (visuel Alain Porat et Ludovic Bouvier).
(Philippe Paysant, Frédéric Jasiak, et Samir Dardari)
Ludovic Bouvier : « Petit meurtre entre amis (actionnaires) des entreprises Alstom et Bombardier »
Ce type de convergence capitalistique industrielle n’est pas chose commune. C’est pourquoi, il est nécessaire de reposer sur la table, les enjeux, les perspectives, les limites, et le résultat tangible.
La région Hauts-de-France comprend 40% des salariés sur la filière ferroviaire française dont 60% se situe sur le territoire du Hainaut. Globalement, cela représente au niveau du Valenciennois « 1 500 salariés, intérimaires compris, chez Alstom et 2 000 personnes sur Bombardier. Ensuite, on peut évaluer le nombre de salariés chez les sous-traitants du même ordre », précise Samir Dardari , secrétaire CGT Alstom.
Donc la question brûlante est : « Cette annonce est-elle une bonne nouvelle pour les salariés des deux entreprises ? », lance Ludovic Bouvier, responsable régional métallurgie CGT. « Déjà sur la forme, les syndicats n’ont été associés à aucun stade, c’est l’omerta totale. Et on vient nous parler de dialogue social pour une opération de 5, 952 milliards d’euros (au cours du dollar du 19 février 2020, soit 6,4 milliards de dollars) . Cette OPA sera-t-elle bénéfique ou pas pour les salariés ? Clairement, c’est favorable pour les actionnaires, mais très inquiétants pour les salariés », assène Ludovic Bouvier.
« Alstom va passer sous pavillon canadien », Ludovic Bouvier
La communication des entreprises met en avant le rachat par l’entreprise française Alstom de la branche transport de Bombardier « extrêmement rentable », souligne Ludovic Bouvier. Ce territoire est particulièrement concerné puisque le seul site industriel en France est situé sur Crespin. Pour autant, si « Alstom met du cash pour réduire la dette de Bombardier (environ 9 milliards d’euros), c’est la Caisse des Dépôts et Consignations canadienne qui sera à terme majoritaire avec environ 18% des actions. De son coté, Bouygues va réduire jusqu’à 10% ses actions chez Alstom. C’est une fusion inversée entre Alstom et Bombardier », précise Samir Dardari . La conclusion pour les syndicats est limpide « Alstom va passer sous pavillon canadien », poursuit Ludovic Bouvier.
Les différents communiqués de presse émis par Alstom indiquent les stratégies émergentes dans le viseur, mais également la future implantation d’un pôle d’excellence R&D sur Montréal sauf que « 2/3 des emplois sont sur le secteur du R&D sur ce territoire », précise Ludovic Bouvier.
Des inquiétudes, malgré des carnets de commandes pleins
Le paradoxe sur les deux sites du Valenciennois, Bombardier (Crespin) et Alstom (Petite-Forêt), réside dans une charge de travail complètement sécurisé durant quelques années. « Les deux contrats sous Consortium permettent, notamment, une lisibilité de l’emploi jusqu’en 2025, voire plus (2027). Pour autant, à plus long terme, il est logique que des mutualisations de services entre les deux entreprises s’appliquent sur des fonctions supports, sur la R&D, le sourcing, le service achat, le Supply Chain… », indique Samir Dardari.
Ensuite, par porosité industrielle, les sous-traitants des différents rangs seront très exposés, c’est le ruissellement classique après ce type d’opérations. Des sous-traitants sont choisis dans une logique mondialisée avec une réduction de l’économie d’échelle. Salariés du Groupe Barat (Sofanor), Frédéric Jasiak, délégué syndical CGT chez Bombardier, et Philippe Paysant, délégué du personnel CGT chez Bombardier, expliquent de concert : « Nous sommes très dépendants de l’entreprise Bombardier. Dans l’hypothèse ou un autre sous-traitant (à moindre coût) nous ferait concurrence. Cette entreprise serait très menacée ».
Autre aspect souligné par Alain Porat, secrétaire général USTM de la CGT… : « L’industrie ferroviaire n’a pas encore été touchée par les heures supplémentaires comme l’automobile. En provenance de ce secteur, les cadres spécialisés dans le Lean Manufacturing sont très prisés par le ferroviaire. Cette nouvelle méthode de production va réduire les effectifs à terme chez Bombardier Crespin et Alstom Petite-Forêt ».
De fait, les représentants syndicaux sont très inquiets à l’horizon 2025, donc demain en terme industriel, car « la communication de chez Alstom précise qu’une croissance (significative) est prévue à moyen terme par cette entreprise. Elle va donc réaliser des économies d’échelle et chercher une rentabilité maximale pour les actionnaires », ajoute Ludovic Bouvier.
Quelle est la bonne stratégie par rapport au concurrent chinois ?
Evidemment, le marché mondial du ferroviaire a vu apparaître un géant dans le domaine, le groupe CRRC basé en Chine. « En Europe, il n’est pas encore présent. Pour autant, l’intérêt de ce rapprochement réside dans la complémentarité entre Bombardier et Alstom, les spécifiés et les brevets, mai surtout à travers l’accès à des marchés mondiaux comme en Amérique du Nord etc. », précise Ludovic Bouvier.
Pour autant, cette stratégie d’accroissement correspond-t-elle à l’intérêt de l’emploi sur le Valenciennois. Rien n’est moins sûr même si les carnets de commandes sont pleins. « Le gouvernement nous dit-nous ne pouvons rien faire- et pourtant Bruno Lemaire s’empresse de rencontrer le nouveau commissaire européen pour faire valider cet accord. L’Etat ne souhaite pas s’engager dans le tour de table », indique Samir Dardari.
Néanmoins, même si le Valenciennois démontre sans cesse sa capacité à développer des savoir-faire à travers des clusters sur le transport terrestre, comme sur Transalley, où ce secteur industriel est le sujet de toutes les attentions, d’innovations, un véritable bouillonnement d’idées très porteuses, cet état de fait ne va pas-il- se fracasser sur le nouvel actionnariat majoritaire où la philanthropie n’existe pas ? Montréal ne va-t-il pas vider le Valenciennois de son ingénierie R&D ?
« Je pense que l’Europe va valider cette opération », Ludovic Bouvier
Effectivement, la secousse sismique de l’échec du rapprochement Siemens/Alstom est encore palpable. « Cette initiative Franco/Allemande n’était pas très bien perçue. La commission européenne a changé depuis novembre dernier. Je pense que l’Europe va valider cette opération. Emmanuel Macron initiateur (comme Ministre) d’une stratégie industrielle chez Alstom doit avoir hâte que ce dossier industriel s’achève », tance Ludovic Bouvier.
« Rien ne vas bouger jusqu’au Closing en 2021 », Samir Dardari.
Bien sûr, à très court terme, les usines du Valenciennois vont tourner à plein régime. « On va même embaucher pour rassurer. Par contre, après le Closing en 2021, je pense que nous verrons apparaître les premiers mouvements de contraction de l’emploi sur le Valenciennois », explique Samir Dardari.
Pour leur part, les représentants syndicaux de chez Bombardier étaient présents en force pour cette information à la presse. Cyril George, délégué syndical CGT Bombardier, Eric Taboga, représentant syndical CGT chez Bombardier, Janick Matelski, délégué syndical CGT chez Bombardier, et Laurent Lamiaux, délégué syndical CGT chez Bombardier mettent en avant leur situation. « Sur le site de Crespin, nous continuons à travailler à plein régime. D’ailleurs, nous sommes en concurrence avec Alstom sur un Grand contrat où nous partons en partenariat avec un industriel espagnol contre Alstom. Que va-t-il se passer après ces Grands contrats ? C’est notre question », expliquent de concert les représentants syndicaux de chez Bombardier.
En conclusion, prenons une citation bien connue de la pièce de William Shakespeare « Roméo et Juliette » : « Etre (racheté) ou ne pas être (absorbé) », car elle correspond bien à cette situation d’un attrait capitalistique certain, d’une stratégie industrielle mondiale assumée, mais d’un impact sur l’emploi en France à moyen et long terme en pointillé avec une réalité d’économie d’échelle criante… « pourquoi les actionnaires ne feraient pas comme tous les autres dans des opérations similaires. C’est un petit meurtre entre amis (actionnaires) des entreprises Alstom et Bombardier ? », conclut Ludovic Bouvier. Et oui à la fin des fins de cet amour impossible entre Bombardier et Alstom, un Capulet et un Montaigu meurent tout de même !
Daniel Carlier