Elodie Derache, la poésie de l’anatomie
Élodie Derache a 35 ans, elle vit et travaille à Valenciennes. Elle est plasticienne et créatrice de bijoux contemporains. Elle a suivi une double formation artistique, d’abord en Arts Appliqués, puis en Arts Plastiques. « Peu brillante et intéressée par l’école », elle découvre l’art et sa sensibilité envers diverses formes artistiques au lycée, en intégrant une filière Arts Appliqués. Le plaisir d’apprendre est né, et elle a poursuivi ensuite un BTS de graphisme orienté communication visuelle, puis un master et une préparation CAPES en Arts Plastiques qui a débouché sur 8 années d’enseignement en Arts Plastiques en collège. Elle a démissionné de ses fonctions en 2019 pour revenir à sa passion, se consacrer entièrement à la création et lancer son entreprise Anatomic Jane.
Zoom sur l’entreprise « Anatomic Jane« , car elle fabrique des pièces essentiellement constituées de fils, réalisées en crochet ou tricot, qui représentent des formes de l’univers médical.
Jane Huvelle : D’où te vient cet attrait pour le tricot ou le crochet ? Ces pratiques sont anciennes et souvent associées à la figure de nos grands-mère ?
Elodie Derache : « J’ai justement appris à tricoter à l’âge de 10 ans avec ma grand-mère. Parallèlement, je construisais des petits meubles et objets dans la cabane de bricolage de mon grand-père.J’ai toujours aimé construire et inventer des choses faites de mes mains. J’avais donc d’abord l’intention de pouvoir être autonome dans la confection de mes propres pulls. Ma grand-mère tricotait nos pulls à ma sœur et moi, je ne pense pas que mes parents achetaient ces vêtements en magasin. C’était naturel pour moi qu’un pull que je porte soit fait à la main, alors j’ai voulu apprendre afin de le faire moi-même.
L’anatomie et l’univers médical sont aujourd’hui ses sources d’inspiration, de réflexion et de questionnements. Le fonctionnement de nos corps et ce qui se trame en nous habitent pleinement sa pratique.
Cet intérêt m’a amenée tout naturellement à établir des connexions avec un médium que je pratique depuis de nombreuses années : il s’agit du fil à tricoter. Ce fil, élément originel constitue la matrice de mes créations organiques aux allures viscérales. Il représente les réseaux et connexions qui peuplent notre corps, mon objet sujet de réflexion.
Le tricot offre une grande souplesse par son élasticité, et permet à mes pièces (sculptures et bijoux) d’exprimer la plasticité de notre corps, et de notre esprit, émotions, pensées, souvenirs, etc. ! Le crochet et la broderie complètent également cette base ».
J.H : Comment définis-tu ta pratique actuellement ? Art ou artisanat ?
E.D : « Je suis à la fois plasticienne et artisane d’art. Ces étiquettes sont avant tout juridiques, ce sont des statuts qui permettent de se faire comprendre selon les circonstances. La pratique que je développe fait partie de ce qu’on appelle les Métiers d’Art, c’est-à-dire qu’ils nécessitent un savoir-faire technique qui a été lui-même hérité, donc qui s’apprend, et se transmet ».
J.H : Tu crées, je l’imagine, dans l’intimité de ton atelier. Es-tu plutôt introvertie ou cherches-tu à créer du lien avec ton « public » ?
E.D : « C’est drôle parce que, selon les circonstances, je vais être totalement introvertie ou complètement extravertie. Je crée dans mon atelier, mais j’ai toujours une paire d’aiguille à tricoter avec moi, je tricote partout. Ensuite, il est important pour moi d’exposer mon travail car il est destiné à cela. Les personnes découvrant mon travail s’approprient aisément ce qu’il est, et c’est le but ».
J.H : D’ailleurs, Élodie tu crées également des bijoux. Les considères-tu comme des œuvres miniatures, ou tes deux pratiques sont bien distinctes ?
E.D : « La création de bijoux est très récente et correspond à la naissance de mon entreprise Anatomic Jane. Lors d’un congé de formation en vue de préparer l’agrégation, j’avais à cœur de reprendre ma pratique artistique là où je l’avais laissée en 2010 -année d’obtention de mon CAPES et débuts en tant qu’enseignante. Je ne savais pas par où commencer car mes dernières sculptures étaient très grandes, et je souhaitais pouvoir créer de manière plus minutieuse et intime. J’ai donc commencé la création de très petites sculptures, de la taille de certains organes de notre corps. Puis, considérant le bijou comme une extension de son hôte, j’ai commencé à imaginer des bijoux qui symbolisent complètement cette idée d’extension. Et ça collait parfaitement avec mon médium et mon propos.
Les bijoux de la marque Anatomic Jane sont destinés à des personnes qui cherchent le plaisir d’affirmer leur personnalité, leur ouverture d’esprit, leur sensibilité, leur curiosité et leur appétence pour l’anatomie. Ce sont des bijoux qui se remarquent par leur format, leurs matières, leurs couleurs parfois et la symbolique qu’ils représentent.
Chaque bijou que je réalise est une pièce unique qui porte en elle une symbolique forte liée à un organe, ou plus largement à la capacité de résilience de notre corps et notre esprit.
Ma démarche se rapproche cependant de celle d’un tatoueur qui réalise des flashs, et des commandes. Le corps de mes clientes est le support de ces bijoux, et la réalisation sur mesure est plus qu’adaptée. Cela leur permet de porter une pièce unique et adaptée personnellement.
Parfois mes deux pratiques s’éloignent tout en restant liées parce qu’elles sont animées d’un même propos, et parfois elles sont tellement proches qu’il m’est difficile de les différencier. C’est en mouvement constant, et ce mouvement suit ma propre plasticité. Les bijoux et les sculptures sont complémentaires ».
J.H : Quelles sont tes sources d’inspiration ?
E.D : « En ce moment, la littérature concernant la médecine, les représentations du corps et de l’esprit à la renaissance, au moyen-âge nourrissent beaucoup mon imaginaire.
Au quotidien, j’aime créer des analogies entre une rue et une artère de notre corps, entre un bouchon sur l’autoroute et une inflammation dans le corps, entre des images de l’univers et de nous-mêmes, la pensée alchimique… Beaucoup de sujets et de croyances différents m’intéressent et nourrissent ma manière de créer.
Le tout premier artiste qui m’inspire, mon père spirituel est Matthew Barney, un artiste contemporain. Mais encore bien d’autres…, un bijoutier contemporain découvert récemment Sébastien Carré, qui a une démarche très sensible et liée au corps.
Tous ces artistes ont des pratiques totalement différentes, c’est le rapport à l’univers médical ou à la maladie qui les rapproche ».
J.H : De quelle manière sont rythmées tes journées de travail en ce moment ?
E.D : « Je travaille toujours sur plusieurs projets, plusieurs pièces à la fois. Je viens de terminer la fusion de deux sculptures que j’ai entièrement démontées puis remontées afin de les greffer ensemble, en vue de la présenter pour un concours international prochainement. Cette pièce revêtira encore une nouvelle mue d’ici quelques mois… !
Je peaufine également une sculpture que j’ai proposée dans le cadre d’un concours des Métiers d’Art de France pour lequel j’ai été sélectionnée.
C’est une période où abondent les appels à candidatures pour les salons et expos qui se tiendront cet hiver 2020 et 2021. Je découvre des thématiques qui me parlent énormément, alors en vue de candidater, je fais beaucoup de croquis, constitue des dossiers de propositions de réponses pour ces événements. Je réalise également de nouveaux bijoux, je teste de nouveaux supports afin d’élargir ma gamme. J’ai le projet de collaborer avec des concept stores spécialisés dans l’univers des cabinets de curiosité, et le bijou contemporain.
Je projette également, au lointain, de développer davantage le concept de mes extensions à taille humaine(costumes), pour le monde du spectacle vivant et ainsi travailler avec des partenaires d’autres domaines que le mien, dans le but d’ouvrir le champ des possibles ».
J.H : Tes sculptures dégagent un sentiment d’attirance, par leur apparence, leur douceur, leur brillance par les perles brodées, et de répulsion, évocations viscérales, à la fois. Est-ce un effet recherché ?
E.D : « En tant qu’artiste, mon but est d’interpeller, questionner. Lorsque je réalise mes sculptures, je matérialise les images qui se créent dans mon esprit, suite à des lectures, des observations, des ressentis. Je n’ai pas accès à l’intérieur de mon corps, mais j’en ai des représentations, et le ressens. Nous sommes constitués de viscères, entre autres, et je considère le corps humain comme une machine merveilleuse. Le corps humain n’est ni n’attrayant, ni repoussant. Il est ! ».